Chapitre 9

L’Univers (comme on a déjà pu l’observer) est un endroit aux dimensions considérablement inquiétantes par leur gigantisme (un fait que, pour leur petit confort personnel, la plupart des gens ont tendance à vouloir ignorer).

Combien même ne préféreraient pas le troquer contre un coin plus douillet à leur goût (et c’est bien d’ailleurs ce que font la plupart des créatures).

C’est ainsi que dans un coin du bras Oriental de la Galaxie se trouve une vaste planète sylvestre, du nom de Olgaroon, dont toute la population dite « intelligente » vit en permanence entassée dans un seul et unique noyer. C’est dans cet arbre au demeurant passablement petit et fort encombré qu’ils naissent, vivent, tombent amoureux, gravent dans l’écorce de minuscules articles spéculatifs sur le sens de la vie, la futilité de la mort et l’importance de la régulation des naissances, se lancent dans quelques guerres extrêmement mineures et finissent par mourir, suspendus à l’une des plus inaccessibles des branches supérieures.

Les seuls Olgarooniens en fait à jamais descendre de leur arbre sont ceux qui s’en font éjecter pour avoir (crime hideux) envisagé que quelque autre arbre pût se révéler capable d’abriter la vie – voire que tous les autres arbres fussent plus qu’une simple illusion provoquée par l’abus d’Olgaroonoix.

Si exotique qu’un tel comportement puisse paraître, reconnaissons qu’aucune forme de vie dans la Galaxie n’est totalement à l’abri de tels errements – raison pour laquelle le Vortex à Perspective totale apparaît aussi horrifique.

Car lorsqu’on vous introduit dans le Vortex, vous vous voyez confronté à un simple (et fort fugace) aperçu de l’entière inimaginable infinité de la création avec, perdue quelque part au milieu, une minuscule petite marque, point infinitésimal sur une tache microscopique, portant cette simple indication : « Vous êtes ici. »

 

La plaine grise s’étalait devant Zaphod, étendue morne et désolée, champ de ruines sauvagement battu par le vent.

Avec, au beau milieu, le bouton d’acier du dôme. Ainsi donc, supposa-t-il, telle était sa destination : le Vortex à Perspective totale.

Il en était là de sa lugubre contemplation lorsqu’émana soudain de la structure comme un gémissement de terreur, le cri d’un homme dont on vient de carboniser l’âme. La plainte couvrit le bruit du vent puis s’éteignit.

Zaphod sursauta de peur et sentit son sang se transformer en hélium liquide.

— Eh ! qu’est-ce que c’était ? marmonna-t-il sans voix.

Gargravarr expliqua :

— Un enregistrement du dernier homme à avoir pénétré dans le Vortex. C’est toujours ce qu’on repasse à la victime suivante. En guise de prélude.

— Hélà ! C’est que ça m’a l’air pas drôle du tout, bégaya Zaphod. Croyez pas qu’on ferait mieux plutôt d’aller s’inviter à une fête quelconque, en attendant, histoire un peu de voir venir, non ?

— Pour autant que je sache, répondit la voix éthérée de Gargravarr, j’y suis probablement déjà. Mon corps, tout du moins. Il va toujours à des tas de fêtes sans moi. Il trouve que je suis tout le temps dans ses jambes. Enfin.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce trafic avec votre corps ? » s’enquit Zaphod, cherchant par tous les moyens possibles à retarder l’échéance du destin – quel qu’il fût.

— Eh bien… disons qu’il est très pris. Si l’on veut…, dit Gargravarr avec quelque hésitation.

— Vous voulez dire qu’il n’en fait qu’à sa tête ?

Il y eut un long silence (légèrement glacial) avant que Gargravarr ne se décide à reparler :

— Je dois dire, répondit-il enfin, que je considère cette dernière remarque comme d’assez mauvais goût.

Honteux et surpris, Zaphod marmonna des excuses.

— Enfin, peu importe, reprit Gargravarr. Vous n’étiez pas censé savoir.

Il avait pris une petite voix malheureuse.

— Voyez-vous, poursuivit-il sur un ton que manifestement il avait le plus grand mal à maîtriser, à vrai dire nous sommes actuellement en période probatoire de séparation légale. Et je crains fort que tout cela ne s’achève par un divorce.

La voix avait retrouvé son calme, laissant Zaphod à court de réplique. Il bredouilla sans conviction.

— Je suppose que nous n’étions sans doute pas faits l’un pour l’autre, finit par observer Gargravarr. Nous n’avions jamais l’air heureux de faire les mêmes choses. Nos plus grandes disputes concernaient surtout le sexe et la pêche à la ligne. On a bien essayé à un moment de combiner les deux mais cela ne pouvait que déboucher sur un désastre, comme vous l’imaginez sans doute. Et voilà : maintenant mon corps refuse de me laisser rentrer. Il ne veut même plus me voir…

Nouvelle pause. Tragique. Le vent battait la plaine.

— Il me répète que je ne fais rien que l’inhiber. Je lui ai bien fait remarquer que j’étais plutôt censé l’imbiber mais il m’a répondu que c’était bien là le genre de trait d’esprit qui avait le don de vous gonfler un corps si bien que nous en sommes restés là. Je suppose qu’il obtiendra la garde de mon prénom.

— Oh ? dit Zaphod, à peine audible. Et c’est… ?

— Pizpot. Mon nom est Pizpot Gargravarr… Tout un programme, non ?

— Euhhhhhhrrrrmmmm…, dit Zaphod, compatissant.

— Et voilà comment, devenu esprit désincarné, je me retrouve avec ce poste de gardien du Vortex à Perspective totale. Nul ne foule jamais le sol de cette planète. Hormis les victimes désignées du Vortex. Lesquelles comptent pour des prunes, j’en ai peur.

— Ah !

— Je vais vous raconter son histoire. Voulez-vous l’entendre ?

— Euh…

— Il y a bien longtemps, cet astre était une planète heureuse, pleine d’animation – de gens, de cités, de boutiques : un monde normal, en somme. Excepté que dans les grand-rues de ces cités on trouvait légèrement plus de magasins de chaussures qu’il n’eût paru normalement nécessaire. Et lentement, insidieusement, le nombre de ces magasins de chaussures s’accroissait. Phénomène économique bien connu mais non moins fascinant à voir à l’œuvre, car plus s’accroissait le nombre des magasins de chaussures et plus on devait en confectionner et plus elles devenaient mauvaises et importables. Et moins elles étaient bonnes, plus les gens devaient en acheter pour être convenablement chaussés, et en conséquence plus les magasins proliféraient et plus toute l’économie locale atteignait ce que j’oserai qualifier de niveau du ras-les-bottes, jusqu’au point où il ne devint économiquement plus viable de construire autre chose que des boutiques de chaussures. Résultat : effondrement, ruine et famine. La majeure partie de la population en mourut. Les rares à être favorisés par une instabilité génétique convenable, mutèrent pour se transformer en oiseaux – vous avez vu l’un d’entre eux – lesquels volatiles maudissent leurs pieds, maudissent le sol et se sont juré que plus jamais personne n’en foulerait la surface. Pauvres bougres. Allons, venez à présent ; je dois vous conduire au Vortex.

Zaphod hocha la tête, ébahi, et reprit sa marche titubante sur la plaine.

— Et vous, dit-il, vous venez de ce trou paumé, c’est ça ?

— Non, non, pas du tout, répondit Gargravarr, interloqué. Moi, je viens de la planète C de Frogstar. Un coin superbe. Merveilleusement poissonneux. J’y retourne faire un saut tous les soirs. Bien que désormais je doive me contenter de le regarder. Le Vortex à Perspective totale est la seule chose sur cette planète à avoir la moindre fonction : on l’a d’ailleurs construit ici parce que personne n’en voulait sur le pas de sa porte.

À cet instant un nouveau cri de détresse déchira les airs, faisant frémir Zaphod.

— Que peut-il donc arriver à ces malheureux ? s’interrogea-t-il, haletant.

— L’Univers, expliqua simplement Gargravarr. La totalité de l’Univers infini. Les soleils infinis, les distances infinies qui les séparent et en face, vous-même, point infinitésimal sur une tache invisible, infiniment minuscule.

— Holà, dites donc : je suis quand même Zaphod Beeblebrox, mon vieux ! » marmonna Zaphod dans une ultime tentative pour retendre les derniers pans froissés de son moi.

En guise de réponse, Gargravarr se contenta de reprendre son murmure triste, jusqu’à ce qu’ils aient atteint le dôme d’acier terni qui saillait au milieu de la plaine.

Quand ils furent parvenus à sa hauteur, une porte latérale s’ouvrit en bourdonnant, révélant à l’intérieur une petite chambre obscure.

— Entrez, dit Gargravarr.

Zaphod eut un sursaut de terreur.

— Hein ? Quoi ? Maintenant ? dit-il.

— Maintenant.

Zaphod jeta un œil inquiet à l’intérieur : la chambre était fort étroite. Entre ses parois d’acier, elle aurait difficilement pu contenir plus d’une personne.

— Ça… euh… ça ne m’a pas du tout l’air d’un vortex, observa Zaphod.

— Effectivement, dit Gargravarr. Ce que vous voyez, ce n’est que l’ascenseur. Entrez.

C’est avec la plus vive inquiétude que Zaphod y pénétra. Il était conscient de la présence de Gargravarr avec lui dans la cabine, bien que l’homme désincarné demeurât muet pour l’instant.

L’ascenseur commença de descendre.

— Il serait temps que je me mette dans la disposition d’esprit convenable, marmonna Zaphod.

— Il n’y a pas de disposition d’esprit convenable, observa Gargravarr sans ambages.

— Vous, vous avez le chic pour mettre les gens mal à l’aise.

— Moi, non, mais le Vortex, oui.

Arrivé au bas de la cage, l’ascenseur s’ouvrit par l’arrière et Zaphod déboucha en titubant dans une pièce assez petite, d’aspect fonctionnel, aux murs d’acier.

À l’autre bout se dressait un simple coffrage d’acier, tout juste assez grand pour contenir un homme.

C’était aussi bête que ça.

Le coffre était raccordé, via un unique gros câble, à un petit tas d’appareils et d’instruments de mesure.

— Alors, c’est ça ? dit Zaphod, surpris.

— C’est ça.

Ça n’a pas l’air trop catastrophique, se dit Zaphod.

— Et faut que je rentre là-dedans, c’est bien ça, dit Zaphod.

— Vous entrez là-dedans, confirma Gargravarr, et j’ai peur que ce doive être tout de suite.

— D’accord, d’accord, dit Zaphod.

Il ouvrit la porte de la boîte et pénétra dedans. Une fois à l’intérieur, il attendit.

Au bout de cinq secondes, il y eut un clic et l’Univers tout entier se retrouva dans la boîte avec lui.

 

Le Dernier Restaurant avant la Fin du Monde
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